TEXTES: FABIEN FEISSLI
PHOTOS: SAMUEL FROMHOLD

 

De Clarens (VD) à Leysin (VD), Jean-Luc Steiger est l’un des derniers utilisateurs des téléphones publics romands.

Une carte toujours dans la poche, le Vaudois les utilise plusieurs fois par semaine, mais les voit disparaître à une vitesse affolante.

Résigné, le quinquagénaire s’interroge tout de même sur certains choix de société, notamment sur l’omniprésence des «Homo Natelus»..

Jean-Luc introduit sa petite carte en plastique dans l’appareil, décroche le combiné rouge et compose un numéro sur les grosses touches métalliques. Si le geste semble aujourd’hui archaïque, il y a moins de quinze ans, il était encore tout ce qu’il y a de plus banal. Pour Jean-Luc Steiger, il l’est toujours. Le Vaudois de 55 ans utilise plusieurs fois par semaine les cabines téléphoniques qu’il trouve sur son chemin pour appeler son entourage. C’est même son moyen de communication principal. «On ne va pas se mentir, j’ai bien conscience que ça les énerve. Pour me joindre, c’est une sacrée galère», rigole-t-il en raccrochant. Pendant longtemps, c’est sa compagne qui a joué les téléphonistes. «Elle s’est montrée très courageuse. C’est elle qui faisait l’intermédiaire pour beaucoup de choses. Le travail, les amis, la famille, tout passait par elle.» Et si, à cause de son nouveau travail, le Vaudois a été obligé de se munir d’un téléphone portable, hors de question pour Jean-Luc de se balader avec. «Il reste toujours chez moi, à Leysin, et je continue à utiliser les cabines», assure ce ferblantier-couvreur reconverti en infirmier assistant depuis vingt ans.

Au moment d’expliquer son choix, le quinquagénaire pointe un ensemble de facteurs. «J’aime la lenteur, prendre mon temps. La cabine téléphonique, c’est aussi une certaine intimité, je n’ai pas envie de raconter ma vie sur un quai de gare». Jean-Luc souligne également l’importance du contexte. «Si j’avais encore mes parents ou si j’avais de la descendance, cela ne serait pas pareil. Pour vivre comme moi, il ne faut pas avoir peur de la solitude.»

 

90% des cabines ont disparu

Pour lui, tout a commencé par de gros travaux dans la maison qu’il rénove. «Il y a huit ans, j’ai dû couper ma ligne téléphonique durant plus de trois ans». Et quand le chantier s’est terminé, le Vaudois n’a pas ressenti la nécessité de se raccorder de nouveau au réseau. «C’était un confort et il y avait encore une cabine à 50 mètres de chez moi, donc je pouvais me débrouiller», raconte celui qui ne possède pas non plus de télévision ni de connexion à Internet.

Mais, bientôt, l’appareil subit le même sort que 90% des 60 000 autres qui ont un jour peuplé la Suisse: il est supprimé. «Je devais donc aller en bas du village pour téléphoner. Il y avait une certaine poésie pour moi de m’habiller, de longer les rails à crémaillère par les chemins de traverse et de pouvoir appeler qui je voulais.» Sa compagne très souvent, ses deux sœurs ou ses amis parfois. Et, en plus de l’entretenir physiquement, sa passion pour les cabines fait également travailler sa mémoire. Car qui dit pas de smartphone dit aussi pas de numéros enregistrés. «Les plus importants, je les connais par cœur. Les autres, je les griffonne sur des bouts de papier ou je les cherche dans le bottin.»

«Préserver ma liberté»

Tout allait donc bien jusqu’en avril 2018. «Un jour, je suis descendu pour téléphoner à ma compagne, sauf que, au lieu de la cabine, je n’ai trouvé qu’un carré de un mètre sur un mètre de goudron neuf. Ça a été un vrai deuil pour moi, j’étais ravagé», se souvient-il. Leysin ne possède, désormais, plus le moindre téléphone public. S’il regrette ce changement brutal, Jean-Luc préfère se montrer philosophe. «Je suis un peu le dernier des Mohicans, je cherche à préserver ma liberté, mais, en même temps, je ne suis pas du genre à m’enchaîner à une cabine. Je ne suis pas sûr que ce soit une lutte suffisamment importante.»

 

«Je vais rester sur
le trottoir comme
un vieux con.»

Jean-Luc Steiger

 

Ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser de près aux évolutions du domaine. «Je ne veux pas être largué, donc je découpe les articles technologiques dans les journaux. Par exemple, j’ai suivi tout le débat sur la 5G.» Car l’infirmier assistant est un observateur privilégié des changements liés à l’apparition du téléphone portable. «C’est impressionnant cette mode qui fait que, d’un coup, tout le monde se tient dans la même position, prostré sur son téléphone. J’ai envie de dire aux gens de lever la tête de temps en temps.» Et s’il assure ne pas juger les utilisateurs de smartphone, il se pose beaucoup de questions. «L’Homo natelus m’inquiète. J’ai le sentiment que, pour le moment, c’est un peu l’anarchie. Il manque un véritable cadre.»
De son côté, il profite des appareils publics tant qu’il le peut encore. «Je viens de commencer un nouveau travail à Clarens (VD) et, là, c’est le bonheur! Il y a quatre cabines qui fonctionnent!» s’enthousiasme-t-il, tout en regrettant qu’il soit de plus en plus compliqué de trouver des cartes de téléphone. La poste de Clarens n’en vend d’ailleurs plus depuis avril dernier. Jean-Luc ne se fait donc plus vraiment d’illusions. «La société a fait son choix, il est trop tard pour revenir en arrière. Je vais rester sur le trottoir comme un vieux con. Mais je m’adapterai», assure-t-il. Sans doute pas de la manière que l’on imagine. «Je crois que j’écrirai des lettres.»

 

FIN